Samedi 15

Planing chamboulé : manifestations des « indignés » à Rome, toute la ville est bloquée. Nous nous retrouvons au Colisée au mileu de la foule (35 mille personnes).





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Rendez-vous devant l'église Saint-Louis-des-Français de Rome, lecture du texte Les Romains au cinéma de Roland Barthes (Mythologies) ; échanges et débats sur cette journée particulière et autour du texte de Barthes.






Roland Barthes / Mythologies
Les Romains au cinéma (extraits)
 Dans le Jules César de Mankiewicz, tous les personnages ont une frange de cheveux sur le front.
Les uns l’ont frisée, d’autres filiforme, d’autres huppée, d’autres huilée, tous l’ont bien peignée, et les chauves ne sont pas admis, bien que l’Histoire romaine en ait fourni un bon nombre.
Qu’est-ce donc qui est attaché à ces franges obstinées ? Tout simplement l’affiche de la Romanité.
On voit donc opérer ici à découvert le ressort capital du spectacle, qui est le signe.
La mèche frontale inonde d’évidence, nul ne peut douter d’être à Rome, autrefois.
Et cette certitude est continue : les acteurs parlent, agissent, se torturent, débattent des questions « universelles », sans rien perdre, grâce à ce petit drapeau étendu sur le front, de leur vraisemblance historique : leur généralité peut même s’enfler en toute sécurité, traverser l’Océan et les siècles, rejoindre la binette yankee des figurants d’Hollywood, peu importe, tout le monde est rassuré, installé dans la tranquille certitude d’un univers sans duplicité, où les Romains sont romains par le plus lisible des signes, le cheveu sur le front.
(…) cette même frange amenée sur le seul front naturellement latin du film, celui de Marlon Brando, nous en impose sans nous faire rire, et il n’est pas exclu qu’une part du succès européen de cet acteur soit due à l’intégration parfaite de la capillarité romaine dans la morphologie générale du personnage.
(…) Le désordre dans la coiffure est aussi un signe : Portia et Calpurnia, éveillées en pleine nuit, ont les cheveux ostensiblement négligés ; la première, plus jeune, a le désordre flottant, c’est à dire que l’absence d’apprêt y est en quelque sorte au premier degré ; la seconde, mûre, présente une faiblesse plus travaillée : une natte contourne le cou et revient par-devant l’épaule droite, de façon à imposer le signe traditionnel du désordre, qui est l’asymétrie. Mais ces signes sont à la fois excessifs et dérisoires : ils postulent un « naturel » qu’ils n’ont même pas le courage d’honorer jusqu’au bout : ils ne sont pas « francs ».
Autre signe de ce Jules César : tous les visages suent sans discontinuer : hommes du peuple, soldats, conspirateurs, tous baignent leurs traits austères et crispés dans un suintement abondant (de vaseline). Et les gros plans sont si fréquents, que, de toute évidence, la sueur est ici un attribut intentionnel. Comme la frange romaine ou la natte nocturne, la sueur est, elle aussi, un signe. De quoi ? de la moralité. Tout le monde sue parce que tout le monde débat quelque chose en lui-même ; nous sommes censés être ici dans le lieu d’une vertu qui se travaille horriblement, c’est-à-dire dans le lieu même de la tragédie, et c’est la sueur qui a charge d’en rendre compte : le peuple, traumatisé par la mort de César, puis par les arguments de Marc-Antoine, le peuple sue, combinant économiquement, dans ce seul signe, l’intensité de son émotion et le caractère fruste de sa condition. Et les hommes vertueux, Brutus, Cassius, Casca, ne cessent eux aussi de transpirer (…) Suer, c’est penser (ce qui repose évidemment sur le postulat, bien propre à un peuple d’hommes d’affaires, que : penser est une opération violente, cataclysmique, dont la sueur est le moindre signe). Dans tout le film, un seul homme ne sue pas, reste glabre, mou, étanche : César. Évidemment, César, objet du crime, reste sec, car lui, il ne sait pas, il ne pense pas, il doit garder le grain net, solitaire et poli d’une pièce à conviction. Ici encore, le signe est ambigu : il reste à la surface mais ne renonce pas pour autant à se faire passer pour une profondeur ; il veut faire comprendre (ce qui est louable), mais se donne en même temps pour spontané (ce qui est triché), il se déclare à la fois intentionnel et irrépressible, artificiel et naturel, produit et trouvé. Ceci peut nous introduire à une morale du signe. Le signe ne devrait se donner que sous deux formes extrêmes : ou franchement intellectuel, réduit par sa distance à une algèbre, comme dans le théâtre chinois, où un drapeau signifie totalement un régiment ; ou profondément enraciné, inventé en quelque sorte à chaque fois, livrant une face interne et secrète, signal d’un moment et non plus d’un concept (c’est alors, par exemple, l’art de Stanislavsky). Mais le signe intermédiaire (la frange de la romanité ou la transpiration de la pensée) dénonce un spectacle dégradé, qui craint autant la vérité naïve que l’artifice total. Car s’il est heureux qu’un spectacle soit fait pour rendre le monde plus clair, il y a une duplicité coupable à confondre le signe et le signifié. Et c’est une duplicité propre au spectacle bourgeois : entre le signe intellectuel et le signe viscéral, cet art dispose hypocritement un signe bâtard, à la fois elliptique et prétentieux, qu’il baptise de nom pompeux de «  naturel ».


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    Visite du Panthéon, lecture aux pieds des colonnes des extraits « De l'Architecture »de Vitruve.

    Vitruve :  De l'architecture. 
 
    Extraits : livre III, chapitre 1 et livre IV, chapitre 1
    1. D'après quel modèle on a établi les proportions des temples.
    1. L'ordonnance d'un édifice consiste dans la proportion, chose à laquelle l'architecte doit apporter le plus grand soin. Or, la proportion naît du rapport de grandeur que les Grecs appellent ναλογία. Ce rapport est la convenance de mesure qui existe entre une certaine partie des membres d'un ouvrage et le tout; c'est d'après cette partie qu'on règle les proportions. Car il n'est point d'édifice qui, sans proportion ni rapport, puisse être bien ordonné; il doit avoir la plus grande analogie avec un corps humain bien formé.
    (…)
    3. Il en est de même des parties d'un édifice sacré : toutes doivent avoir dans leur étendue particulière des proportions qui soient en harmonie avec la grandeur générale du temple. Le centre du corps est naturellement au nombril. Qu'un homme, en effet, soit couché sur le dos, les mains et les pieds étendus, si l'une des branches d'un compas est appuyée sur le nombril, l'autre, en décrivant une ligne circulaire, touchera les doigts des pieds et des mains. Et de même qu'un cercle peut être figuré avec le corps ainsi étendu, de même on peut y trouver un carré : car si on prend la mesure qui se trouve entre l'extrémité des pieds et le sommet de la tête, et qu'on la rapporte à celle des bras ouverts, on verra que la largeur répond à la hauteur, comme dans un carré fait à l'équerre.
    4. Si donc la nature a composé le corps de l'homme de manière que les membres répondent dans leurs proportions à sa configuration entière, ce n'est pas sans raison que les anciens ont voulu que leurs ouvrages, pour être accomplis, eussent cette régularité dans le rapport des parties avec le tout. Aussi, en établissant des règles pour tous leurs ouvrages, se sont-ils principalement attachés à perfectionner celles des temples des dieux, dont les beautés et les défauts restent ordinairement pour toujours.
    (…)

    I. Des trois ordres de colonnes, de leur origine et de la proportion du chapiteau corinthien.

    Après l'expulsion des Cariens et des Lélèges, ces treize villes appelèrent le pays Ionie, en l'honneur d'Ion, leur chef, et se mirent à bâtir des temples aux dieux immortels dans les lieux qu'ils avaient consacrés. Le premier qu'elles construisirent fut dédié à Apollon Panionius. On le bâtit dans le genre de ceux qu'on avait vus en Achaïe, et ce genre, fut appelé dorique, parce que les villes des Doriens leur en avaient présenté de pareils.
Lorsqu'il fut question d'élever les colonnes de ce temple, comme on ne savait pas bien quelles proportions il fallait leur donner, on chercha les moyens de les rendre assez solides pour qu'elles pussent supporter le fardeau de l'édifice, sans rien perdre de la beauté du coup d'oeil. Pour cela on eut recours à la longueur du pied de l'homme qui fut comparée à la hauteur de son corps. C'est sur cette proportion que fut formée la colonne ; la mesure du diamètre qu'on donna au bas du fût, on la répéta six fois pour en faire la hauteur, y compris le chapiteau. Ainsi commença à paraître, dans les édifices, la colonne dorique offrant la proportion, la force et la beauté du corps de l'homme.
Plus tard ils élevèrent un temple à Diane, et, cherchant pour les colonnes quelque nouvel agrément, ils leur donnèrent, d'après la même méthode, toute la délicatesse du corps de la femme. Ils prirent d'abord la huitième partie de leur hauteur pour en faire le diamètre, afin qu'elles s'élevassent avec plus de grâce. On les plaça sur des bases en forme de spirale, qui figuraient la chaussure ; le chapiteau fut orné de volutes qui représentaient la chevelure dont les boucles tombent en ondoyant à droite et à gauche; des cymaises et des festons, semblables à des cheveux ajustés avec art, vinrent parer le front des colonnes, et du haut de leur tige jusqu'au bas descendirent des cannelures, à l'imitation des plis que l'on voit aux robes des dames. Ainsi furent inventés ces deux genres de colonnes : l'un emprunta au corps de l'homme sa noblesse et sa simplicité, l'autre à celui de la femme, sa délicatesse, ses ornements, sa grâce.
Dans la suite le goût et le jugement se perfectionnèrent ; l'élégance des petits modules eut de la vogue, et l'on donna à la hauteur de la colonne dorique sept de ses diamètres, et huit et demi à la colonne ionique. Cette colonne, dont les Ioniens furent les inventeurs, fut appelée ionique. La troisième, qu'on nomme corinthienne, représente toute la grâce d'une jeune fille, à laquelle un âge plus tendre donne des formes plus déliées, et dont la parure vient encore augmenter la beauté.(…)
    
Or, voici quelles doivent être les proportions du chapiteau corinthien : le diamètre du bas de la colonne donnera la hauteur du chapiteau, y compris le tailloir, et la largeur du tailloir sera telle que la diagonale qui le coupe depuis un de ses angles jusqu'à l'autre, comprendra deux fois la hauteur du chapiteau. Cette extension donnera aux quatre faces du tailloir une grandeur convenable. Ces faces seront courbées en dedans, et cette courbure sera de la neuvième partie d'un côté, en mesurant d'un angle à l'autre. Le bas du chapiteau aura la même largeur que le haut de la colonne, sans le congé et l'astragale. L'épaisseur de tailloir sera de la septième partie de la hauteur du chapiteau.
Cette hauteur, moins l'épaisseur du tailloir, sera divisée en trois parties, dont une sera donnée à la feuille d'en bas ; la seconde feuille sera placée au milieu; et le même espace restera pour les caulicoles d'où naissent les troisièmes feuilles, du milieu desquelles sortent les volutes qui s'étendent jusqu'à l'extrémité des angles du chapiteau ; d'autres volutes plus petites seront sculptées au-dessous des roses qui se trouvent au milieu des faces du tailloir. Ces roses, figurées aux quatre côtés, seront aussi grandes que le tailloir est épais. Telles sont les proportions que doivent avoir les chapiteaux corinthiens pour être réguliers. Sur ces mêmes colonnes se placent d'autres chapiteaux qui portent différents noms ; mais les colonnes, conservant les mêmes proportions, ne doivent point changer celui qu'elles ont. Et ces chapiteaux n'ont reçu une nouvelle dénomination que parce qu'ils ont emprunté quelques parties à ceux des ordres corinthien, ionique et dorique, dont les proportions ont servi à en faire sculpter de nouveaux qui n'ont pas moins d'élégance.